Un certain Daniel Jeanrichard… et le développement de l’horlogerie

La maîtrise de l’énergie hydraulique, le renforcement des savoir-faire, notamment en orfèvrerie et en dentèle, contribue à favoriser le développement de la Mère commune. Toutefois, un secteur économique va progressivement se détacher des autres et offrir une accélération de l’essor du Locle : l’horlogerie.

Mesurer le Temps…

Depuis la préhistoire et Antiquité, l’être humain a cherché à mesurer le temps. Les cadrans solaires, les clepsydres et autres sabliers cèdent leur place au Moyen-Age à des mécanismes plus complexes. Débutés au 13e siècle, la réalisation de grandes installations vont voir le jour en Europe, essentiellement dans les centres urbains.

À partir de la Renaissance, les savoir-faire vont progressivement s’affiner, afin de tendre vers une miniaturisation et une amélioration des systèmes. Une industrie de l’horlogerie va se développer, en particulier en Angleterre, puis par la suite dans les Montagnes neuchâteloises.    

Daniel Jeanrichard (1665-1741)

Né en 1665 aux Bressels, Daniel Jeanrichard suit sa scolarité à la Sagne. Autodidacte, sans véritable formation, il bénéficie cependant des connaissances en mécanique de certains habitants. Un jour, il parvient, selon la légende, à réparer la montre d’un marchand, un dénommé Peter. Il décide alors de fabriquer une montre, puis une deuxième. Il se perfectionne notamment en orfèvrerie, en gravure et en mécanique.

En 1705, sans doute poussé par son épouse, Jeanrichard s’installe au Locle, plus précisément sur les Monts. De là, il continue, avec ses apprentis et ses enfants, à s’adonner à la « fabrication » de montres. Vivant modestement, malgré une certaine fortune acquise, il meurt en 1741. Ces descendants et collaborateurs pérennisent son activité et répandent alors ses connaissances.

L’horlogerie : accélérateur du développement du Locle

Au 18e siècle, Le Locle semble connaître un développement économique important. De simple région de montagne, la Mère commune semble devenir un lieu de séjour apprécié, gagnant en attractivité et bénéficiant d’une certaine aura. L’horlogerie, son développement et la valeur ajoutée qu’elle procure jouent un rôle considérable au point de surprendre plus d’un contemporain de passage.

L’écrivain et philosophe suisse Karl Viktor von Bonstetten (1745-1832) écrit : « Le village du Locle ressemble à une ville et peu de villes affichent une prospérité aussi générale ».

En 1788, un voyageur français, Jacques Cambry (1749-1807), écrit : « C’est dans ces retraites [Montagnes neuchâteloises] que l’industrie travaille à ces milliers de mouvements de montres, d’instrumens, de pièces mécaniques qui se répandent dans l’univers »[1].

Pour Von Bonstetten, la rudesse du climat et une certaine prospérité, jugulée à la liberté dont jouissent les habitants semblent être à l’origine de ce développement : des travaux légers en été et un hiver d’une durée de huit à neuf mois procurent un loisir que les habitants des plaines n’ont jamaisMais l’invention des arts présuppose une certaine prospérité […] Afin de pouvoir consacrer son temps à la réflexion, on ne doit plus avoir à se préoccuper de satisfaire les besoins les plus élémentaires. La liberté, la grande fertilité de ces vallées et justement le loisir de longue durée que leur climat leur accorde, tout cela a permis peu à peu aux habitants de se consacrer à l’industrie, grâce à laquelle ils se sont si extraordinairement enrichis »[2].

Travail à domicile et établissage

L’heure n’est pas encore au regroupement de la production ni à la division du travail. Dans sa Lettre à d’Alembert, Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) précise : « ce qui parait incroyable, chacun réunit à lui seul toutes les professions diverses dans lesquelles se subdivise l’horlogerie, et fait tous ses outils lui-même »[3]. Le marchand et voyageur Louis Simond ((1767-1831) écrit : « Les habitants [du Locle] s’occupent de manufacture domestique : chacun d’eux travaille, chez lui et pour lui, à l’horlogerie, aux instruments de mathématiques, etc. »[4]. L’horloger loclois semble être encore un artisan : un horloger dans sa globalité.

En 1782, le philosophe allemand Christoph Meiners (1747-1782) écrit : « [Au Locle], dans n’importe quelle maison, on verra chaque homme, chaque femme, chaque enfant travaillant sans relâche et avec le plus grand zèle. Il y a ici, je crois, autant de grandes horlogeries ou dépôts de montres et pas moins de riches grossistes en cette marchandise, qu’à Paris, Londres ou Genève »[5]. Toutefois, dans les faits, la spécialisation des interventions a débuté.

Si la « production décentralisée fondée sur le travail à domicile » (« Verlagssystem« ) reste prédominante, un établisseur distribue la matière première, répartit le travail, puis assemble les différents composants dans son comptoir[6]. Parallèlement au travail à domicile et à une multiplication des ateliers, la seconde moitié du 18e siècle se caractérise donc par une division progressive du travail par le biais de l’établissage.

Causes du développement de l’horlogerie

L’horlogerie a contribué à l’essor économique de l’Arc jurassien et en particulier à celui des Montagnes neuchâteloises. Mais pourquoi cette activité se développe-t-elle dans ces Montagnes ? L’historien Pierre-Yves Donzé a dégagé cinq causes que nous pourrions résumer de la manière suivante[7] :

Deux causes nécessaires (bien que non suffisantes)

Niveau culturel relativement élevé : Outre le lien entre le protestantisme et l’esprit du capitalisme (Weber), la réforme a permis l’ouverture d’école et la promotion de la lecture par un retour à la Bible.

Savoir-faire antérieur : La maîtrise de techniques préexistait avant l’arrivée de l’horlogerie. Ainsi, l’orfèvrerie, que ce soit le travail du fer ou d’autres métaux, était connue des habitants de la Mère commune et des Montagnes.

Trois causes spécifiques

Organisation libre du travail : Contrairement à Genève, l’absence de corporation a contribué à attirer les savoir-faire. La relative liberté dont jouissaient les habitants a favorisé les initiatives et l’établissement d’horlogers.

Faiblesse des capitaux : La faiblesse ou l’absence de capitaux conséquents semble paradoxalement favoriser, par le biais du travail à domicile et de l’établissage, le développement de l’horlogerie. Accessible financièrement, elle se répand largement dans les ménages, parfois en emploi d’appoint ou complémentaire à d’autres activités, telles que l’agriculture (« paysan-horloger »). L’absence de capitaux ou d’acteurs dominants limite, au 18e et dans la première partie du 19e siècle, l’émergence de mécanisation, de la concentration de la production et de l’entreprise industrielle.

Existence de réseaux commerciaux antérieurs : Permettant l’écoulement de la production, les débouchés existent notamment en Europe et vers les Amériques. « Les grandes familles de négociants neuchâtelois » intègrent l’horlogerie à leurs domaines d’activités principaux, dont notamment le « textile, les denrées coloniales et les esclaves »[8].

Amélioration de la qualité des produits et débouchés européens

Si l’horlogerie existe depuis le 17e siècle au Locle et dans les Montagnes, l’arrivée de savoir-faire extérieurs, complémentaires à l’orfèvrerie préexistante, contribue à son ancrage. Ainsi, la venue de migrants (huguenots, genevois…) ou le retour de Loclois partis parfaire leur connaissance contribuent à améliorer la qualité des produits. Parallèlement, le développement progressif de réseaux commerciaux assure, quant à lui, des débouchés, notamment sur le marché européen.

Fils d’un horloger loclois, Jacques-Frédéric Houriet (1743-1830) se rend à Paris en 1759. Il approfondit ses connaissances et son expérience chez Julien Le Roy, horloger du roi de France. Fort de ses acquis, il revient, en 1768, dans la Mère commune[9].

Des négociants, tels que Moïse DuBois (1699-1774), commercialisent, parallèlement à la draperie, des montres et des pendules à travers l’Europe. Son fils, Philippe DuBois (1738-1808) franchit une étape en se lançant dans la production de montres[10]. Parmi les horlogers travaillant pour Philippe DuBois se trouvent plusieurs fils de Daniel Jeanrichard[11].

L’horlogerie des Montagnes neuchâteloises tire donc son développement de dynamiques endogènes, mais également  exogènes.

Prospérité naissante

Au 18e siècle, la Mère commune semble connaître une prospérité enviée, parfois étonnante pour une région de Montagnes. Le philosophe allemand, Christoph Meiners (1747-1810) écrit : « Il règne au Locle comme à La Chaux-de-Fonds un luxe comparable à celui des grandes villes »[12]. Beat Zurlauben précise, pour sa part, que « Toute l’année d’ailleurs, il se fait dans le lieu commerce immense de dentelles au fuseau, d’orfèvrerie, d’horlogerie, de coutellerie, d’ouvrage en émail, en fer, en acier, etc., le tout travaillé par les habitants mêmes »[13]. Toutefois, l’horlogerie y joue sans conteste un rôle de plus en plus prépondérant. Les pendules neuchâteloises sont renommées à l’étranger. De plus, Le Locle et les Montagnes bénéficient d’une certaine liberté. En effet, « l’absence de corporations y favorise une liberté de travail et de commerce attrayante pour les établisseurs genevois […] Des familles entières s’adonnent à l’horlogerie, développant pratiques d’apprentissage, alliances professionnelles et stratégies matrimoniales »[14].

Un élan qui fait des émules 

Dans la continuité de Daniel Jeanrichard et du développement de l’horlogerie, nombre d’horlogers loclois créeront leur propre atelier. Certains donneront naissance à des marques et enseignes prestigieuses. Nous pouvons citer : 

  • Tissot : Charles-Félicien et son fils Charles-Émile Tissot (1830-1910) créeront en 1853 un atelier d’assemblage au Crêt-Vaillant. L’entreprise s’établira par la suite à la rue actuelle des Tourelles au Locle. Leurs successeurs créeront la marque mondialement connue de Tissot SA;
  • Zénith : Georges Favre-Jacot (1843-1917) créera la manufacture Zénith. Renonçant à l’établissage, il crée la première entreprise concentrant la production horlogère;
  • Ulysse Nardin : Ulysse Nardin (1824-186) fonde en 1846 un atelier horloger. Lui et ses successeurs se spécialisent dans les montres marines. 
  • Vulcain : fondé en 1858 par les frères Ditisheim, l’atelier prendra un essor conséquent et deviendra la « Montre des présidents américains », dont Truman, Eisenhower ou Nixon. 
  • Les FAR (Fabriques d’assortiments réunis) : véritable institution, les FAR se développeront au 20e siècle avant de devenir le groupe Nivarox.

Nombre de sociétés verront le jour, dont l’Angélus, Luxor, La Zodiac, Roulet et autres. D’autres s’établiront au Locle ou ouvriront des succursales, dont Montblanc SARolexTudorKenissiAudemars Piguet et des sous-traitants de renom

Daniel Jeanrichard et son « culte »

Même si l’histoire est certes trop belle, l’arrivée de Daniel Jeanrichard contribua néanmoins à développer et à ancrer l’horlogerie dans la Mère commune. Il est encore et toujours considéré comme l’un des fondateurs de l’industrie horlogère neuchâteloise. En 1858, le plan d’alignement de l’ingénieur Charles Knab (1822-1874) prévoit un hémicycle monumental entre l’Hôtel-de-Poste et le Quartier-Neuf. En son centre doit s’ériger une statue de Daniel-Jeanrichard[15]. Cette partie du plan ne sera néanmoins pas réalisée.

En 1888, une statue est inaugurée dans la cour de l’école d’horlogerie (devenu un collège du même nom) de la Mère commune. Le projet réalisé par Charles Iguel (1827-1897) est coulé à Florence[16]. Daniel Jeanrichard est représenté en train d’examiner la montre du maquignon Peter. Auguste Bachelin (1830-1890) écrit que « Sa tête intelligente s’incline légèrement vers cet objet nouveau pour lui. Le premier moment de surprise est passé. […] Le jeune homme est absorbé ». D’autres statues verront le jour, notamment à Neuchâtel »[17].

Notes

[1] CALAME, Caroline, Et tout près s’ouvre l’abîme… voyageurs au Locle et aux Moulins souterrains (1770-1830), publié par Moulins souterrains, Le Locle, 2003, p. 40.

[2] TERRIER, Philippe, Le pays de Neuchâtel vu par les écrivains de l’extérieur : du XVIIIe à l’aube du XXIe siècle, Attinger, Hauterive, 2017, p. 49.

[3] ROUSSEAU, p.

[4] CALAME, Caroline, Et tout près s’ouvre l’abîme… voyageurs au Locle et aux Moulins souterrains (1770-1830), publié par Moulins souterrains, Le Locle, 2003, p. 49.

[5] CALAME, p. 33.

[6] PFISTER, Ulrich, « Verlagssystem ». In Dictionnaire historique de la Suisse, URL: http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F13880.php2013, version du 17.01.2013.

[7] DONZE, Pierre-Yves, Histoire de l’industrie horlogère suisse : De Jacques David à Nicolas Hayek (1850-2000), Éditions Alphil – Presses universitaires suisses, Neuchâtel, 2009, pp. 23-25.

[8] DONZE, p. 25.

[9] DONZE, p. 16.

[10] DONZE, p. 21-22.

[11] DUBOIS, p. 22. À noter que, selon cet ouvrage, Jean-Jacques Richard, fils de Daniel, avait remis une lettre d’apprentissage à François Peter de Vevey. Ce dernier fait penser au maquignon auquel Daniel Jeanrichard, selon la légende, repéra la montre trois quart de siècle auparavant.

[12] CALAME, Caroline, Et tout près s’ouvre l’abîme… voyageurs au Locle et aux Moulins souterrains (1770-1830), publié par Moulins souterrains, Le Locle, 2003, p. 33.

[13] FALLET, Estelle, VEYRASSAT, Béatrice, « Horlogerie ». In Dictionnaire historique de la Suisse, URL: http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F13976.php, 26.02.2015

[14] ZURLAUBEN, Beat-Fidel, Tableaux de la Suisse. In GUYOT, Charly, Visages du pays de Neuchâtel, Cahier de l’institut neuchâtelois, Éditions de la Baconnière, Neuchâtel, 1973, p. 170.

[15] JEANNERET, p. 97. ??????

[16] Feuille d’avis des Montagnes, 11 juillet 1888.

[17] BACHELIN, A., In Inauguration du monument Jeanrichard, 15 juillet 1888, p. 4.

Bibliographie

BACHELIN, A.. In Inauguration du monument Jeanrichard, 15 juillet 1888.

CALAME, Caroline, Et tout près s’ouvre l’abîme… voyageurs au Locle et aux Moulins souterrains (1770-1830), publié par Moulins souterrains, Le Locle, 2003.

DONZE, Pierre-Yves, Histoire de l’industrie horlogère suisse : De Jacques David à Nicolas Hayek (1850-2000), Editions Alphil – Presses universitaires suisses, Neuchâtel, 2009.

DUBOIS Ph. & FILS SA, Dubois 1785, Histoire de la plus ancienne fabrique suisse d’horlogerie, Le Locle, 1947.

Feuille d’Avis des Montagnes, Le Locle.

TERRIER, Philippe, Le pays de Neuchâtel vu par les écrivains de l’extérieur : du XVIIIe à l’aube du XXIe siècle, Attinger, Hauterive, 2017.

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