Intégration à la Prusse

Le 3 novembre 1707, Frédéric Ier (1657-1713), roi de Prusse, reçoit l’investiture sur le pays de Neuchâtel. Le Souverain de la Maison de Hohenzollern succède ainsi à la duchesse Marie de Nemours (1625-1707). Cette succession ne fut cependant pas aisée. En effet, le prince de Conti, François Louis de Bourbon (1664-1709), adoubé par le parlement de Paris, revendiquait également Neuchâtel. Finalement, le tribunal des Trois-Etats du comté de Neuchâtel, constitué de représentants de la noblesse, d’officiers et de bourgeois, privilégie le monarque prussien.

À l’instar de la population du territoire neuchâtelois, les Loclois semblent satisfaits de ce choix. La Prusse est bien lointaine, moins despotique et de surcroît protestante. Toutefois, dans un premier temps, le roi de France, Louis XIV, ne l’entend pas ainsi. Le roi Soleil déplace ses troupes aux abords du Doubs. Les habitants des Montagnes se mobilisent. Le maire du Locle, avec « une compagnie forte de 130 hommes, occupaient le bas du Locle, les Malepierre et le chemin de la Rançonnière »[1]. Une réserve de 100 hommes est placée dans la localité et le maire des Brenets mobilise 69 hommes en bas du village. Marqué par une fin de règne en déclin, le monarque français ne met pas ses plans à exécution et reconnaît le nouveau prince prussien de Neuchâtel.  

Le régime prussien de la principauté de Neuchâtel

Au moment de l’intégration du territoire neuchâtelois au royaume de Prusse, ce dernier est encore une jeune monarchie. En effet, constitué en 1701, il est issu de l’union du Duché de Prusse et d’une partie des territoires au nord du Saint-Empire romain germanique. Berlin devient la capitale du nouveau royaume. Progressivement, la Prusse s’imposera comme l’un des États forts de l’Europe. 

Dans la principauté, le pouvoir se répartit en différentes entités.

  • Le gouverneur: Représentant le souverain, celui-ci préside les séances du Conseil d’État, arbitre les désaccords et constitue la courroie de transmission entre Neuchâtel et Berlin. Toutefois, au 18e siècle, celui-ci n’est que rarement présent sur le territoire de la principauté et son rôle est faible. Après l’intermède bonapartiste (1806-1814) et la restauration du régime prussien, le climat révolutionnaire se fait plus quérulent. Les gouverneurs s’impliquent plus fortement dans la gestion des affaires[2]. Envoyé pour mater les événements de 1831, l’officier Ernst Von Pfuel (1779-1886) devient gouverneur de Neuchâtel et y restera jusqu’en 1848.
  • Le Conseil d’État: véritable gouvernement, le Conseil d’État s’occupe entre autres des affaires courantes, des finances, de la haute justice, de l’ordre public et des affaires extérieures. À l’origine « Conseil du comte », le Conseil d’État existe sous cette appellation depuis 1580. Il passe d’un rôle d’organe consultatif à celui d’exécutif. Oligarchique et aristocratique, il est composé généralement d’une dizaine de personnes, issues d’une trentaine de familles (noblesse féodale, puis aristocratique et bourgeoise) qui se cooptent. Caractérisées par leur conservatisme, ces familles, telles que les Montmollins ou Chambriers par exemple, voient leur influence diminuée avec les réformes imposées au 19e siècle, notamment par le régime prussien et le gouverneur Pfuel.
  • Lescorps intermédiaires sont divers. Le Petit Conseil, le Grand Conseil, les ministériaux (collège exécutif) et le Maire en Ville de Neuchâtel, la Classe des pasteurs, les communautés villageoises, c’est-à-dire les communes et leur maire.
  • Juridictions civiles: Ce sont les mairies, châtellenies ou seigneurie. La Mairie du Locle est ainsi composée notamment d’un Maire et de son second, le lieutenant civil.

Un droit souvent non écrit

Le Conseil d’État se révèle souvent plus royaliste que… le roi de Prusse lui-même! En réalité, les souverains prussiens, au 18e et 19e siècle, font figure de monarques éclairés. Ainsi, le roi, Frédéric II (1712-1786), « tente [à Neuchâtel] de remplacer la coutume orale par un droit écrit, comme en Prusse »[3]. Il écrit : « ce pays est le seul de la Suisse, et peut-être de toute l’Europe, qui manque encore d’un corps de lois civiles et qui vive encore sous les règles obscures, incertaines et très imparfaites des coutumes non écrites »[4]. Malgré ses tentatives, le roi est contraint d’y renoncer face à l’opposition des Bourgeois de la Ville de Neuchâtel.

L’évolution politique sous l’ancien régime – et sous le régime prussien – reste par ailleurs pour le moins restrictive, notamment en matière de liberté.

La censure de la presse, les inégalités devant la loi et les impôts, l’hérédité quasi systématique, comme nous l’avons vu dans l’attribution des fonctions publiques et administratives, restent la règle[5]. De plus, il est à noter qu’environ 800 kilomètres séparent Berlin de Neuchâtel. Les courriers mettent parfois deux à trois semaines, retardant l’échange d’informations et l’application des décisions[6].

La principauté française de Neuchâtel (1806-1814)

Sacré empereur en 1804, Napoléon Bonaparte (1765-1821) se lance à la conquête de l’Europe. De 1806 à 1814, l’Empereur remet la principauté de Neuchâtel à Louis-Alexandre Berthier (1753-1815), maréchal de France. Pièce maîtresse de l’état-major impérial contribuant à la conquête de l’Europe (Marengo, Austerlitz, Iéna et Wagram), ce dernier ne se rendra jamais en terre neuchâteloise. Il y sera représenté par un gouverneur, en la personne de François Lespérut (1772-1848). Celui-ci ne séjournera que quatre mois et demi sur territoire neuchâtelois.

Notons que si le prince ne s’est jamais rendu dans la principauté, l’ancienne impératrice des Français, Joséphine de Beauharnais (1763-1814), première épouse de Napoléon Bonaparte, répudiée l’année précédente, séjourne au Locle en 1810. Elle est reçue avec une grande bienveillance dans la maison dite du « Haut Perron », actuellement à Crêt-Vaillant 28 [7], et visitent le Doubs, son saut et la grotte de la Toffière.

Durant la période impériale, les réformes sont dans les faits peu nombreuses. Le « fossile féodal » neuchâtelois, pour reprendre les termes de l’historien Philippe Henry, n’est pas ébranlé[8]. Les élites restent en place et la législation criminelle ne semble pas bougée. Les habitants des Montagnes avaient néanmoins mis un certain nombre d’espoirs dans de potentiels changements, eux qui avaient soutenu les idées révolutionnaires de la fin du 18e siècle. Tout au plus, des améliorations de routes en direction des Montagnes sont réalisées. Reste que le blocus continental imposé à l’Angleterre péjore de manière importante l’économie horlogère fermant des débouchés sur l’international. Le recrutement de jeunes pour alimenter les bataillons napoléoniens partis au front fragilise également les familles et la structure économique neuchâteloise[9].

Restauration du régime prussien (1815-1848)

En 1814, le régime napoléonien s’effondre. Le Conseil d’État réitère son allégeance au roi de Prusse. Les quelques réformes adoptées sous la période française seront pour la plupart reconduites. Néanmoins, les élites aristocratiques et liées aux bourgeoisies conservent leurs prérogatives.

La même année, en juillet, le souverain, Frédéric-Guillaume III (1770-1840), le prince Guillaume (1797-1888) et la princesse Louise-Amélie (1808-1870) sont de passage sur territoire neuchâtelois et crèchent en juillet au Locle[10]. Eux aussi sont reçus à la maison dite du « Haut Perron ».

L’arrivée du souverain, de sa descendance et de sa cour constitue toujours un événement important. Ainsi, en 1819, le prince royal et héritier du trône se rend à la grotte dans la Montagne de l’actuel bassin du lac des Brenets. Le poète Hans Christian Andersen (1805-1875) relève qu’une inscription de cette visite figure sur la roche [11].

En 1842, le roi de Prusse et prince de Neuchâtel, Frédéric Guillaume IV (1795-1861) et la reine, Élisabeth de Bavière (1801-1873), visitent leurs terres. Ils se rendent dans la Mère commune des Montagnes pour une grande exposition sur l’art de l’horlogerie[12].

En cas d’absence du prince, le gouverneur représente le pouvoir monarchique. Ainsi, à partir de 1831 et de l’insurrection avortée, Ernst Von Pfuel assure cette présence de manière constante, bénéficiant de prérogatives militaires. En 1840, celui-ci est reçu au Locle par les autorités locales au sein du nouvel Hôtel-de-Ville[13].  

L’affaire Schallenberg et la fin de la torture

Alors que l’Europe s’est ouvert depuis le 18e siècle à l’esprit des lumières, le territoire neuchâtelois se caractérise, au 19e siècle, par un droit criminel encore et toujours féodal. La torture et les peines infamantes constituent un appareillage utilisé par le pouvoir judiciaire en place. Vestige et témoins de cette période, le pilori des Brenets trône encore dans les jardins de l’ancienne église de la localité.  

Une affaire illustre la difficulté des rois de Prusse à gouverner le territoire neuchâtelois, situé à près de 1000 km de Berlin. Un fossoyeur présumé du nom de Schallenberg est condamné à mort par la Cour de justice de Valangin. Le droit de grâce incombant au roi de Prusse, le Conseil d’État transfère le dossier à Frédéric-Guillaume III. Ce dernier est alors consterné et furieux d’apprendre que l’accusé avait été soumis à la « question », c’est-à-dire à la torture[14]. En effet, malgré l’abolition de cette pratique dans le royaume de Prusse depuis 1740, la principauté de Neuchâtel l’appliquait encore pour l’obtention d’aveux en cas de châtiment suprême. Cette pratique dérivait alors des principes de la Caroline (le Code de Charles Quint).

Le roi ordonne l’arrêt immédiat de la torture. Il commue la peine de mort de Samuel Schallenberg en dix ans de réclusion. Au vu de l’état de vétusté des prisons neuchâteloises, le condamné est transféré à Trêve[15]. Frédéric-Guillaume III exige également que toute peine supérieure à quatre ans de détention lui soit soumise pour décision (dans les faits, c’était le Sénat criminel de Berlin qui statuait). À partir de ce moment-là, le Conseil d’État, ne souhaitant pas s’attirer les lyres du roi de Prusse ni l’injonction du royaume dans ses affaires, fait preuve d’une certaine clémence dans ses jugements[16].

Si, après l’intervention du roi de Prusse, la torture fut supprimée, des condamnations à mort sont encore prononcées. Toutefois, le monarque gracie presque l’ensemble des condamnés[17]. La dernière exécution a lieu en 1834 à Motiers : Accusé du meurtre de son gendre, M. Reymonda est exécuté par décapitation.

[1] FAESSLER, François, Histoire de la Ville du Locle : des origines à la fin du XIXe siècle, Édition de la Baconnière, Neuchâtel, 1960, p. 73.

[2] HENRY, Philippe, Histoire du canton de Neuchâtel : le temps de la monarchie. Politique, religion et société de la réforme à la révolution de 1848, Tome 2, Éditions Alphil – Presse universitaire suisse, Neuchâtel, 2011.

[3] OGUEY, Grégoire et RODESCHINI, Christine (dir.), Gouverner à distance : Berlin <-> Neuchâtel, Archives de l’État de Neuchâtel – Université de Neuchâtel, Neuchâtel, 2013, p. 5.

[4] BOLLE, Arnold, Le pays de Neuchâtel : Vie civique et politique, Collection publiée à l’occasion du centenaire de la République, Neuchâtel, 1948, pp. 15-16.

[5] OGUEY, Grégoire et RODESCHINI, Christine (dir.), Gouverner à distance : Berlin <-> Neuchâtel, Archives de l’État de Neuchâtel – Université de Neuchâtel, Neuchâtel, 2013, p. 5.

[6] OGUEY, Grégoire et RODESCHINI, Christine (dir.), Gouverner à distance : Berlin <-> Neuchâtel, Archives de l’État de Neuchâtel – Université de Neuchâtel, Neuchâtel, 2013, p. 5.

[7] L’IMPARTIAL (Droz, Claire-Lise), La Saga du Crêt-Vaillant, 4 août 2006.

[8] HENRY, Philippe, Histoire du canton de Neuchâtel : le temps de la monarchie. Politique, religion et société de la réforme à la révolution de 1848, Tome 2, Éditions Alphil – Presse universitaire suisse, Neuchâtel, 2011, p. 79.

[9] Selon Henry, on estime à au moins 1’200 le nombre de jeunes soldats neuchâtelois appelé à servir l’armée impériale. Probablement, seuls 20% d’entre eux reviendront (HENRY, p. 83).

[10] Différents articles de L’Impartial, par ailleurs très intéressants, mentionnent la présence du roi Frédéric-Guillaume III et de son épouse la « reine Louise Amélie ». Décédée en 1810, la « Reine Louise » [Louise Augusta Wilhelmine Amélie de Mecklembourg-Strelitz] ne pouvait être présente en 1814. Il s’agit donc de sa fille, la princesse Louise Amélie.  

[11] TERRIER, Philippe, Le pays de Neuchâtel vu par les écrivains de l’extérieur : du XVIIIe à l’aube du XXIe siècle, Attinger, Hauterive, 2017, p. 23 : : « il y avait une grotte dans la montagne, au-dessus on lisait les noms du roi de Prusse et du Kronprinz qui avaient été là en 1819 ». A noter que David Favre, ancien administrateur de la commune des Brenets et passionné d’histoire, m’a rendu attentif au fait que malgré les écrits d’Andersen en 1833, seul le prince royal et futur Roi de Prusse s’est rendu aux Brenets en 1819. 

[12] Le véritable messager boiteux, 1850, p. 63.

[13] BAILLOD, M. W, Les Hôtels de Ville du Locle, Lausanne, 1919, p. 51.

[14] BOUKHRIS, Karim, Capsules criminelles, saison 1, Éditions sauvages, La Chaux-de-Fonds, 2022, pp. 59 – 69.

[15] Par la suite, Berlin requalifiera les prisons neuchâteloises [CLERC, François, Le Pays de Neuchâtel : Justice pénale et civile, Collection publiée à l’occasion du centenaire de la République, Neuchâtel, 1948, p. 33]. Dans les faits, les peines de privation de liberté sur territoire neuchâtelois étaient encore rares au début du 19e siècle. Jusqu’à la Révolution de 1848, le bannissement était fréquent, les châtiments corporels (carcan…) appliqués (même si de manière moins humiliante).

[16] CLERC, p. 15-21.

[17] CLERC, p. 29.

Illustration

Portrait de Frédéric Ier (peintre non connu).

Bibliographie

BOLLE, Arnold, Le pays de Neuchâtel : Vie civique et politique, Collection publiée à l’occasion du centenaire de la République, Neuchâtel, 1948.

CLERC, François, Le Pays de Neuchâtel : Justice pénale et civile, Collection publiée à l’occasion du centenaire de la République, Neuchâtel, 1948.

FAESSLER, François, Histoire de la Ville du Locle : des origines à la fin du XIXème siècle, Edition de la Baconnière, Neuchâtel, 1960.

HENRY, Philippe, Histoire du canton de Neuchâtel : le temps de la monarchie. Politique, religion et société de la réforme à la révolution de 1848, Tome 2, Editions Alphil – Presse universitaire suisse, Neuchâtel, 2011.

OGUEY, Grégoire et RODESCHINI, Christine (dir.), Gouverner à distance : Berlin <-> Neuchâtel, Archives de l’Etat de Neuchâtel – Université de Neuchâtel, Neuchâtel, 2013.

-> Frise chronologique