L’Internationale des travailleurs : Bakounine, Meuron et Guillaume

En 1831, Constant Meuron (1804-1872) prend part à la révolution avortée contre le régime prussien. Condamné, par contumace, à la peine de mort, Meuron se voit commuer cette dernière en prison à vie. En 1934, il s’évade et se rend à Saint-Imier. De retour au Locle après la révolution de 1848, Meuron fait la connaissance de James Guillaume (1844-1916), jeune professeur à l’École d’horlogerie, située à l’Hôtel des Postes de la Mère commune. Ceux-ci vont alors fonder, dans la Mère commune et les Montagnes, la première section locale de l’Association Internationale des travailleurs. Les conditions de travail particulièrement difficiles de la classe ouvrière, le contexte de grèves en réponse au patronat et la rupture, en 1872, avec l’International de Karl Marx allaient aboutir à consolider le mouvement et la pensée anarchiste. La même année, la première internationale antiautoritaire voit le jour lors du Congrès de Saint-Imier, constituant par là même « le véritable acte de naissance de l’anarchisme »[1].  

Section locloise de l’Association Internationale des travailleurs (AIT)

En 1869, James Guillaume et Constant Meuron fondent la section locloise de l’Association Internationale des travailleurs (AIT). Constitué à Londres en 1864 notamment par le philosophe allemand Karl Marx (1818-1883) et le théoricien russe Bakounine, l’AIT regroupe des ouvriers et prolétaires de différents pays européens, affirmant leur soutien au peuple polonais réprimé par le pouvoir tsariste russe. Lors de ce congrès constitutif, le philosophe allemand, Karl Marx, y rédige une « adresse », c’est-à-dire un « manifeste », et des statuts. Reprenant l’appel du Manifeste du parti communiste de 1848, cette adresse lance le célèbre : « Prolétaire de tous les pays, unissez-vous! ». La Marseillaise est le chant de ralliement; la lutte le moyen de libération.

James Guillaume s’inscrit dans la défense des plus faibles et l’égalitarisme. En 1868, favorable à la collectivisation des biens fonciers et immobiliers, mais aussi des moyens de production, il crée l’organe de la section de l’Internationale de la Mère commune. Paraissant de 1868-1870, il se nomme Le Progrès. La section locloise de l’AIT se retrouve au Café de la Poste, situé dans l’actuel bâtiment de Daniel-Jeanrichard 3.

En février 1869, Michel Bakounine, révolutionnaire russe, séjourne au Locle. La même année, l’alliance semble fonctionner entre les tenants de l’anarchisme de Bakounine et ceux du socialisme du Chaux-de-Fonnier Pierre Coullery. Le programme des socialistes reposait notamment sur l’augmentation des droits démocratiques (référendum), la construction d’habitations pour les travailleurs, la réalisation de caisse de secours mutuels et la gratuité de l’enseignement. Cependant, contrairement aux anarchistes, ceux-ci n’étaient pas ouvertement révolutionnaires. Pour Charles Thomann, « dès ce moment-là, on remarque un malaise entre les socialistes internationalistes des deux grandes villes jurassiennes : les Loclois deviennent révolutionnaires et anarchistes, les Chaux-de-Fonniers restent socialistes »[2].

La situation est d’autant plus tendue que les luttes sociales se révèlent au grand jour. En 1869, les graveurs et guillocheurs loclois se mettent en grève durant trois semaines pour dénoncer leurs conditions. Ils obtiennent une réduction du temps de travail.

Soutenant les grévistes, James Guillaume est alors poussé à la démission de son poste d’enseignant par la commission scolaire du Locle. Il en ira de même pour Constant Meuron, qui perdit son emploi. Obligé de revenir au sein de sa commune d’origine, Père Meuron repartit à Saint-Sulpice.

En 1870, le Loclois Auguste Spichiger (1842-1919), James Guillaume et Adhémar Schwitzguébel du Jura créent la Fédération jurassienne, devenant l’entité suisse de l’anarchisme. Même si les thèses plus ou moins autoritarisme de Karl Marx font l’objet de critiques par les sections, le philosophe allemand est néanmoins respecté. L’abrégé de Das Capital fut d’ailleurs traduit en français par James Guillaume.

Un terreau propre aux idées nouvelles

L’implantation des idées et des mouvements socialistes dans les Montagnes neuchâteloises s’explique de diverses manières. Tout d’abord, le degré culturel relativement élevé des ouvriers. De plus, la région est souvent considérée comme une terre d’accueil, au bénéfice d’une certaine migration, résultant du besoin de main-d’œuvre. Comme lors de la Réforme ou de la Révolution française, elle est également réceptive aux idées nouvelles. Le Château des Monts fut par ailleurs un phalanstère, propriété de Frédéric-William Dubois (1811-1869), président du groupe fouriériste. Celui-ci appel à l’abolition de la peine de mort, des discriminations antisémites, des mesures contre l’exploitation capitalistes et « prône la gratuité absolue de l’enseignement »[3]. Il fonde l’association ouvrière.

La population est également habituée, par le travail à domicile et l’établissage, à une certaine liberté organisationnelle. Face à l’industrialisation et la concentration de la main-d’œuvre dans les fabriques, les travailleurs et sous-traitants voient leur liberté se restreindre, se retrouvant dans une situation de dépendance, mais aussi de précarisation. Les conditions semblaient donc remplies pour qu’émerge et se consolide une pensée communiste non autoritaire.

Ouvrant l’ouvrage de Charles Thomann, cette citation du communiste libertaire russe Pierre Kropotkine (1842-1921) rappelle que ce « fut au sein de la population intelligente, remuante, des Montagnes du Jura, que s’élabora ce qui devint plus tard l’anarchisme. Jamais aucun de nous n’aurait rien fait, si nous n’avions devant nos yeux ce milieu ouvrier, pensant, indépendant et dévoué qui s’était formé dans les Montagnes et dans le Vallon »[4].

Rayonnement international

En 1872, lors du Congrès de l’Association Internationale des travailleurs et même s’ils s’entendent sur la collectivisation et les problèmes de la lutte syndicale, la rupture entre Karl Marx et Michel Bakounine est à son apogée. Le premier reproche au Russe « son manque de rigueur théorique, son irréalisme et précipitation désordonnée » ; le second les « méthodes d’organisation et sa discipline révolutionnaire »[5] que l’Allemand cherche à imposer au mouvement ouvrier. James Guillaume et Bakounine sont exclus du congrès.

La même année, un congrès antiautoritaire, regroupant des représentants italiens, espagnols, américain, français et jurassiens, se tient à Saint-Imier, constituant par là même l’acte fondateur de l’anarchisme. Les Montagnes neuchâteloises et le Vallon de Saint-Imier deviendront rapidement l’un des centres névralgiques et mondiaux du socialisme libertaire.

Transition vers le socialisme révolutionnaire

À la fin du 19e siècle, la plupart des sections anarchistes perdent de leur influence auprès des milieux ouvriers. « De nombreuses associations à caractère local et spécialisé par branche » voient le jour dans les années 1870 : graveurs, guillocheurs, monteurs de boîtes, faiseurs de cadrans, d’échappement…[6]. Avec l’industrialisation et le regroupement des travailleurs au sein des fabriques, le retour au travail à domicile et à l’autonomie prônés par la Fédération ne semble plus réalisable.

Les travailleurs et travailleuses se radicalisent. La plupart des membres et sympathisants se rapprochent alors des mouvements socialistes révolutionnaires, où Marx fait figure de tête de proue. Le mouvement ouvrier se structure pour répondre à la politique patronale et à la précarisation de leur condition de travail. La Fédération jurassienne cesse ses activités en 1880.

Face à cette mutation des modes de production et à certaines actions au niveau international, dont des attentats à la bombe, le mouvement anarchiste devient de plus en plus isolé. Reste qu’en Suisse, ces membres semblent bien implantés au niveau syndical, dont notamment Auguste Spichiger, qui après un exil aux États-Unis revient et s’installe à La Chaux-de-Fonds.

Entre 1880 et 1914, Le Locle compte plus de 17 grèves[7]. Les travailleurs réclament des hausses de salaires et de meilleures conditions de travail. Le mouvement ouvrier ne cesse de s’organiser par le biais de syndicats. Outre les actions revendicatrices, ils interviennent, par le biais de caisses de soutien, en cas de chômage, de maladie ou de décès.

En 1911, en Suisse, la Fédération des ouvriers de l’industrie horlogère (FOIH) voit le jour. En 1915, la Fédération suisse des ouvriers sur métaux et horlogers (FOMH) est créée[8]. En 1917, Lénine (1870-1924) prononce à La Chaux-de-Fonds son dernier discours avant de partir pour la Russie. La même année, la Russie soviétique est proclamée.

En 1918, en Suisse, c’est la grève générale. Au Locle et à La Chaux-de-Fonds, celle-ci est particulièrement suivie et soutenue par les représentants socialistes au sein des autorités. Envoyée par le Conseil fédéral, l’armée reprend le contrôle de la situation le 15 novembre. Au lendemain de la grève générale, les tensions au sein du PS sont de plus en plus importantes. La gauche du Parti socialiste fonde en 1921 le parti communiste suisse.

Le rôle fondamental de la pensée anarchiste et libertaire dans les Montagnes et au niveau mondial

La pensée anarchiste et libertaire a joué un rôle fondamental dans les combats sociaux de la deuxième moitié du 19e siècle. Saint-Imier et Le Locle ont été au centre de cette pensée en phase alors de consolidation. Avec le russe Bakounine, James Guillaume, qui a passé une grande partie de son existence dans la Mère commune, est encore et toujours considéré comme l’une des plus grandes références du mouvement anarchiste.     

En 2010, sur proposition de la popiste, Danièle Cramatte, les autorités de la Ville du Locle décident de nommer une place « James Guillaume ». Dans la continuité de celle-ci, différents lieux historiques sont mis en valeur, retraçant cette période particulièrement riche et importante, tant pour la Mère commune qu’au niveau mondial.

[1] PRÉPOSIET, Jean, Histoire de l’anarchisme, Tallandier, France, 1993, p. 89.

[2] THOMANN, Charles, Le Mouvement anarchiste dans les Montagnes neuchâteloises et le Jura bernois, La Chaux-de-Fonds, 1947, p. 23.

[3] PERRENOUD, Marc, « Les traditions anarchistes et socialistes dans le canton de Neuchâtel ». In HERTZ, Ellen & WOBMANN, Fanny (dir.), Complications neuchâteloises : Histoire, tradition, patrimoine, Éditions Alphil, 2014, p. 101.

[4] THOMANN, Charles, Les hauts lieux de l’anarchisme jurassien : Le Locle – Sonvilier et Saint-Imier – La Chaux-de-Fonds (1866-1880), Édition du Haut, La Chaux-de-Fonds, 2002.

[5] PRÉPOSIET, p. 86-87.

[6] DONZE, Pierre-Yves, Histoire de l’industrie horlogère suisse : De Jacques David à Nicolas Hayek (1850-2000), Éditions Alphil – Presses universitaires suisses, Neuchâtel, 2009, p. 69.

[7] BARRELET, Jean-Marc & Co, Histoire du pays de Neuchâtel : De 1850 à nos jours, Tome 3, Éditions Gilles Attinger, Hauterive, 1993, p. 167.

[8] DONZE, p. 70.

 

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