Le cartel horloger, l’interventionnisme d’Etat et les F.A.R.

Durant la Première Guerre mondiale, l’horlogerie suisse connait une phase de croissance importante. Cette situation va néanmoins rapidement se détériorer au sortir de la guerre, risquant de fragiliser l’emploi et le développement industriel, notamment dans l’Arc jurassien. Un processus de cartellisation et une politique interventionniste, voire dirigiste, de l’État fédéral se mettent en place. Au Locle, les Fabriques d’assortiments réunies (F.A.R.) voient le jour.

Crises économiques, chablonnage et transplantation industrielle

De 1920-1922, le secteur horloger s’effondre avec une chute brutale de ses exportations. Cet effondrement est d’autant plus inquiétant qu’en raison de l’augmentation des tarifs douaniers (protectionnisme), notamment aux États-Unis et au Japon, la pratique du chablonnage ne cesse de se développer. Le chablonnage consiste, pour des sociétés, à exporter des pièces détachées et à “les assembler dans le pays où elles sont vendues” [1]. Ainsi, certaines entreprises suisses ouvrent des sociétés et succursales à l’extérieur du pays. Cette pratique non seulement péjore l’emploi, mais génère un transfert des savoir-faire vers l’international.

Interventionnisme étatique et cartellisation

En 1922, face à cette situation désastreuse, la Confédération intervient financièrement pour permettre aux entreprises de répondre à la crise. Cinq millions, soit 3% du chiffre d’affaires de l’année 1921 lié aux exportations horlogères, sont injectés pour soutenir les sociétés [2].

En 1928, une convention, portant notamment sur les tarifs minimums, est ratifiée par différents acteurs du monde de l’horlogerie. Toutefois, devant la réticence de nombreuses sociétés, une “super-holding” est créée : l’Allgemeine schweizerische Uhrenindustrie AG (ASUAG) [3].

Le capital-actions de l’ASUAG est réparti de manière paritaire entre les milieux bancaires et industriels pour un montant de 10 millions de francs. La Confédération y souscrit de manière symbolique, tout en bénéficiant néanmoins de deux sièges au Conseil d’administration de la société, qu’elle attribuera à des représentants du mouvement ouvrier. L’entreprise se voit par ailleurs octroyer des prêts fédéraux à des taux préférentiels [4].

L’ASUAG intègre le capital de plusieurs entreprises, dont les Fabriques d’assortiments réunies (FAR). Celle-ci jouera un rôle prépondérant dans l’économie locloise.

La production industrielle se concentre, conjointement au renforcement du capital bancaire et du capital industriel (capital financier). L’ASUAG bénéficie progressivement d’une position quasi monopolistique. Les relais au niveau fédéral se font. En 1934, la Confédération légalise le cartel [5]. Celui-ci perdurera jusqu’en 1961.

Pour l’historien Pierre-Yves Donzé, jusqu’au “début des années 1960, les entreprises horlogères suisses ne fonctionnent plus dans un environnement libéral, mais dans le cadre d’une économie de type dirigiste” [6].

Causes de l’interventionnisme public

Contrairement à d’autres domaines de l’économie, le secteur horloger a bénéficié d’un soutien quasi inconditionnel de la part des pouvoirs publics. L’historien Johann Boillat le rappelle : “la réorganisation de l’horlogerie suisse est celle d’un sauvetage national” [7].

Pour Pierre-Yves Donzé, ce soutien s’explique entre autres par la volonté de sauver des activités industrielles, créateurs d’emploi, dans l’Arc jurassien. Même si le processus de concentration s’est fortement accentué durant la première moitié du 20ème siècle, les entités industrielles restent implantées localement dans cette région de Suisse. Le but est d’éviter une trop forte prolétarisation de la population et un déplacement de celle-ci dans les grands centres urbains, générant par là même un risque de développement du syndicalisme et du communisme [8].

Constitution de la Société “les Fabriques d’assortiments réunies” (F.A.R.)

Le 5 septembre 1932 est constituée la société des FAR. Elles résultent de la fusion de plusieurs fabriques d’assortiments à ancre, existant depuis le 19ème siècle [9]. Dans les faits, sur les 15 fabriques préexistantes, 5 sont fermés et 10 deviennent des “succursales d’une société industrielle unifiée” [10].

Les FAR contribueront au développement d’habitations dans la Mère commune. En 1945, ils constituent une société d’habitation “Mon Logis SA”, afin de permettre aux employés des FAR de bénéficier de logements à bon marché. Ainsi, les quartiers du Raya et de la Joux-Pélichet se développent, de même qu’une tour à Auguste-Lambelet. “Mon Logis SA” comprend en Ville du Locle 156 appartements [11] (-> chap. “Croissance démographique, économique et société de loisir”).

Des liens pour aller plus loin

Il est à noter que la frise chronologique de la Fondation de la Haute horlogerie est particulièrement intéressante. Le travail de Gregory Gardinetti et de son équipe est salué. En effet, cette frise retrace tant l’histoire de l’horlogerie que des horlogers : https://www.hautehorlogerie.org/fr/encyclopedie/

Illustration

Photo de la “Succursale A” des FAR en 1935, tiré de l’ouvrage de NICOLET, Georges (Au Coeur du Temps), transmis par la Château des Monts (BUSER, Pierre, ancien conservateur)

Bibliographie

BOILLAT, Johann, Les véritables maitres du temps : le cartel horloger suisse (1919-1941), Editions Alphil – Presses universitaires suisses, Neuchâtel, 2013.

DONZE, Pierre-Yves, Histoire de l’industrie horlogère suisse : De Jacques David à Nicolas Hayek (1850-2000), Editions Alphil – Presses universitaires suisses, Neuchâtel, 2009.

NICOLET, Georges, Au Coeur du Temps : Nivarox – FAR : 150 ans d’histoire des assortiments et des parties réglantes, Nivarox – FAR, Le Locle, 2000.

RENGGLI, Paul & Co, Les Fabriques d’assortiments réunis : XXVe anniversaire, Gasser, Le Locle, 1957.

Notes

1. DONZE, p. 103. Il est à noter que le marché russe, qui constitue un débouché important pour la plupart des sociétés helvétiques, dont Zénith et Tissot, devient, avec le système bolchévique, de moins en moins accessible.

2. DONZE, p. 102.

3. DONZE, p. 121.

4. DONZE, p. 122. Le capital de l’ASUAG se monte à 10’006’000.- : 5’000’000.- par les milieux horlogers, 5’000’000.- par les milieux bancaires et 6’000.- par la Confédération. Cette dernière obtient néanmoins cinq sièges au Conseil d’administration. Avec la “Paix du travail”, deux des cinq sièges seront attribués aux représentants du mouvement ouvrier.

5. DONZE, p. 128.

6. DONZE, p. 129.

7. BOILLAT, p. 525.

8. DONZE, p. 115.

9. CHATELAIN, “Emma, Nivarox-FAR SA”. In DIJU – Dictionnaire du Jura, 30 mars 2011.

10. RENGGLI, p. 3.

11. NICOLET, p. 79.

 

-> Frise chronologique