Le Quartier-Neuf : un quartier ouvrier de 63 lotissements

Devant la pénurie de logements, l’augmentation des prix des loyers et la nécessité d’ancrer la main-d’œuvre dans la région, les établisseurs horlogers Édouard Thévenaz et Henri Grandjean (1803-1879) lancent, en 1855, un projet de construction d’un quartier pour les ouvriers.

Ancrer la main-d’œuvre

Afin de maintenir le monopole “de la fabrication et du commerce des montres dans les Montagnes“, l’ancrage de la main-d’œuvre ouvrière dans la région est primordial [1]. Thévenaz et Grandjean, révolutionnaire de 1848 et patron de la fabrique de montres “Grandjean Henri et Compagnie SA” [2], veulent offrir aux travailleurs des espaces sains à des prix abordables.

Les loyers envisagés se situent entre 200.- et 600.- par an contre 600.- à 900.- pour le même type de biens sur le marché immobilier de l’époque. Le projet a également une portée philanthropique : les futurs locataires pourront devenir à terme propriétaires. Par ce procédé, on s’assure également un établissement des travailleurs sur le long terme. 

Henri Grandjean et Edouard Thévenaz sont conscients de la situation du marché immobilier. D’ailleurs, lors de la constitution de la société, le comité est confronté à “l’égoïsme de quelques propriétaires qui ont craint de voir diminuer leurs revenus” [3]. Les spéculateurs étaient déjà dans la place. Le projet est attaqué.

Faiblesse de l’offre de logements

Les milieux spéculatifs s’opposent au projet par différents moyens, notamment au travers de la presse. Sur la faiblesse de l’offre de logements et du nombre de projets de construction au Locle, la Feuille d’Avis des Montagnes évoque en 1856 [4] :

1. Perte d’un temps précieux pendant la bâtisse et les tracas inévitables qu’elle entraîne pour tout homme inexpérimenté;
2. Les maisons coûtent trop cher de construire au Locle et sont généralement un placement médiocre pour les capitaux;
3. Tant de perte considérable pour les propriétaires […] [5].

Sous la pression, l’ambition initiale est revue à la baisse. Néanmoins, un élan de solidarité voit le jour. Les membres de la société persévèrent avec le soutien de la collectivité.

Début du projet

Malgré les attaques de certains milieux et la nécessité de coordonner le projet entre la commune et la société, le projet débute. En 1855, les actes sont signés à l’Hôtel-de-Ville. Le plan de quartier est sanctionné par le Conseil d’État l’année suivante. La phase de chantier est lancée.

Baroud d’honneur des royalistes

Le 3 septembre 1856, le mouvement contre-révolutionnaire, emmené par le colonel Pourtalès-Steiger, tente un baroud d’honneur en occupant Le Locle et le château de Neuchâtel. Les royalistes envahissent la Mère commune aux cris de “Vive le Roi, à bas la République, à bas les chemins de fer, à bas le quartier neuf“. Le républicain et révolutionnaire de 1848, Henri Grandjean est menacé.

Le lendemain, alors que des discussions débutent avec les représentants fédéraux, les républicains parviennent à reprendre le château. La restauration de l’ancien régime avorte. La République est sauve

63 maisons sortent de terre

Le 1er novembre 1856, la levure (poses du toit) est fêtée pour les 18 premières maisons. La fête est d’autant plus belle qu’à l’instar des mots d’un ouvrier français cette réalisation reflète la victoire de la République :

Ce nouveau quartier, j’allais dire ce nouveau monde, que [les contre-révolutionnaires] voulaient détruire il y a quelques jours, contre lequel ils vociféraient, il est fêté triomphant. Le progrès à traversé les ténèbres du passé, comme les rayons du soleil traversant les nuages, et au lieu de faire couler le sang, les larmes, il fait couler l’abondance, la joie. Et maintenant, mes amis, baptisons ce nouveau village, cet enfant bien-aimé, baptisons-le d’un nom qui ne vieillisse jamais, appelons-le Quartier du Progrès” [6]. 

Un cortège et des manifestations festives se prolongent toute la journée. Les nouvelles habitations sont occupées par des ouvriers suisses, allemands, italiens et français. Ceux-ci sont principalement actifs dans le secteur de l’horlogerie. En 1867, Le Quartier-Neuf comprend 63 maisons : 55 maisons englobées sous le nom de quartier du Progrès et 8 pour la rue Malakoff (du nom de la bataille du même nom en 1855 [Guerre de Crimée]).

Quartier égalitaire et ensoleillé avec des jardins d’agrément (“Sonnenbau”)

Fort de son alignement orthogonal dans la continuité des principes de Charles-Henri Junod, le Quartier-Neuf a un caractère égalitaire. Avec ses jardins au sud devant chaque maison, les principes du “Sonnenbau” sont appliqués. Les rues sont aérées. En son centre, une fontaine est mutualisée pour l’ensemble des habitants. Celle-ci restera propriété des habitants du quartier jusqu’à nos jours. Les établissements publics se développent avec la création d’une école enfantine, d’une pharmacie, d’un hôtel, d’une boucherie, d’une boulangerie et autres épiceries. 

Le Quartier-Neuf a permis de créer les conditions-cadre à l’établissement des ouvriers en Ville du Locle. Par sa qualité de vie, sa fonctionnalité et ses loyers abordables, permettant à terme d’accéder à la propriété, ce projet hautement novateur, constitue un ensemble de bâtiments harmonieux. Le Quartier-Neuf est l’une pièce maîtresse de l’urbanisme-horloger, inscrit au patrimoine mondial de l’humanité. 

Illustration

GRAF, L. (dessin), BURKHARD, F. (gravure), Le Locle, env. 1860. Conservé à la Fondation des Moulins souterrains, Le Locle. Tiré de la SHAN.

Sources

JEANNERET, Jean-Daniel (dir.), La Chaux-de-Fonds / Le Locle, urbanisme horloger, G d’Encre, Le Locle, 2009.

JUNG, Fritz, Le Quartier-Neuf, Annales locloises, Le Locle, 1973.

ROSSI, Bruno, Le Quartier Neuf ou du Progrès, Service de l’urbanisme – Travaux publics, Le Locle, 1996.

Notes

1. FAN, De la nécessité de construire, 7 juin 1856.

2. Henri Grandjean (1803-1879) fonde en 1824 la Société “Grandjean Henri et Compagnie SA”. En 1858, il veut munir le canton d’un observatoire. Celui-ci sera finalement établi à Neuchâtel, malgré les interventions des habitants du Haut et du Val-de-Travers. Il est aussi l’un des fondateurs, avec Ulysse Nardin, de la montre marine. Voir: https://www.hautehorlogerie.org/fr/encyclopedie/

3. JUNG, p. 6

4. FAN, 1856 – compléter

5. JUNG, p. 14

6. Almanach de la République et canton de Neuchâtel, 1857, p. 68. In JEANNERET, p. 101.

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